
Écrivain
L’irruption de Mancho Bibixy dans l’espace public comme l’homme de la Coffin revolution interroge forcément sur la place que le cercueil occupe dans l’imaginaire collectif, et surtout les usages qui en ont été faits, en dehors de rituels mortuaires et de résurrection, de temps en temps mis en scène par les pasteurs des églises dites éveillées. Le seul autre exemple que j’ai trouvé dans la partie francophone est Petit Pays. Il est aujourd’hui entré dans les annales de la musique et son parcours est très intéressant à étudier, puisqu’il symbolise une réussite 100 % camerounaise, en ce sens qu’elle ne doit rien à l’industrie ou aux institutions musicales occidentales.
Dans les années 60 à 90, pour des raisons techniques et surtout d’opportunités, les musiciens devaient s’exiler, principalement en France, en raison de la langue en partage et de l’histoire imbriquée des deux états. Petit Pays immigra clandestinement en France. Il enregistra deux albums qui connurent un grand succès. Il s’agit notamment de Ça fait mal et Ancien parigo sortis respectivement en 1987 et 1988. Il était alors entouré par ce qu’on appelait à l’époque l’équipe nationale du Makossa dont le capitaine était le guitariste, prince du jerk et de l’arrangement, Toto Guillaume. Était également de la partie le serial groover, le bassiste émérite Hilaire Penda.
Malgré ses premiers succès, l’aventure européenne tourna court pour Petit Pays, car il fut expulsé de France pour séjour irrégulier. Il l’évoqua de façon très poignante dans la chanson Ça fait mal dans son album éponyme. Il y raconta notamment comment les policiers le menottèrent aux pieds et aux poings, le trimbalèrent à travers la ville jusqu’à l’aéroport d’Orly, avant de terminer leur course à Roissy Charles de Gaulle où il fut jeté dans un avion à destination de Douala. Il reviendra sur ce thème en 2013 dans la chanson Effata, mes jours sont comptés. Comme DJ Arafat, l’expulsion de Petit Pays fut le point de bascule de son existence. Comment se reconstruire après cette déconvenue ? Comment garder le rêve intact ?
Il mit sur pied une stratégie en deux temps. Artistiquement, il lança Les sans visas, un groupe qui lui permit d’avoir sous la main une équipe de musiciens pour créer, répéter et donc accéder rapidement à la production de disques et aux concerts. Il s’inspira des groupes de rumba congolaise tels que Viva la musica et surtout Quartier latin de Koffi Olomidé, qui est vraisemblablement son modèle. Étant également une pépinière, Les sans visas favorisèrent le renouvellement permanent de sa musique, de sorte qu’elle était toujours en phase avec les goûts et préférences des jeunes. En ce qui concerne son positionnement, il mit l’accent sur la transgression, comme principal moyen d’attirer l’attention sur sa personne et son art.
Cette posture était dans l’air du temps, notamment avec l’émergence du Bikutsi qui annonçait la promesse de la libération des corps et du langage. Chez Petit Pays, la transgression se fit d’abord au niveau des paroles, par l’usage de termes grivois ou à connotation sexuelle comme « Tue-moi ce soir », « nioxxer », « Fiko, fiko, quel est ce pays où tout le monde couche avec tout le monde », « Les pédés, pédés, l’amour n’a pas de frontières ». De plus, il joua avec sa nudité, malgré son physique qui n’était pas très avantageux. En 1996, dans le double album Classe M Classe F il posa intégralement nu, les mains enveloppant son sexe. En 2002, cette fois, il était torse nu en couverture de son album Maestro, le pouce enfoncé dans la braguette de son pantalon et le regard suggestif. Dans la pochette de l’album La Monako parue en 2005, il se travestit en femme, vêtu d’une robe noire près du corps, une perruque sur la tête, des bijoux dorés aux oreilles, au cou, aux poignets et aux doigts. Toutefois, c’est un 2011 que la transgression chez le musicien passa à un palier supérieur.
C’était au mois de décembre, peu avant les fêtes de fin d’année. Lors d’un concert organisé au stade omnisports de Bépanda à Douala pour le lancement de SET Mobile, la compagnie de télécommunications détenue par le footballeur Samuel Eto’o, qui voulait assurément marquer le coup. À cette occasion, Petit Pays fit son entrée au stade dans un cercueil blanc conduit par un corbillard blanc, qui fendait péniblement la foule hystérique qui ne tarda par à ouvrir le haillon du véhicule et à porter à bout de bras le cercueil jusqu’à la scène où ses musiciens et les danseuses chantaient « Petit Pays é, number one é é ». Enfin, on souleva l’habitacle et l’homme se leva, puis alla se planter devant de la foule en transe hurlant « Rabba Rabbi », les bras plaqués le long du corps, les jambes légèrement écartées, savourant son triomphe. « Les morts ne sont pas ? » lança-t-il. La foule répondit en chœur : « Morts. »
Le rituel était réussi et marqua durablement les consciences, contrairement à SET Mobile qui s’avéra un fiasco commercial et humain. La mise en scène était moins sophistiquée et surtout moins crédible que celle de Mylène Farmer en 2006 à Bercy. Elle descendit dans un cercueil de verre sur la scène où était projetée une croix gothique rouge. Alors que le recours au rituel de résurrection était en phase avec la personnalité excentrique de Mylène Farmer, chez Petit Pays, on y voyait plutôt la recherche de l’effet spectaculaire. D’avocat défenseur des femmes il devint Rabba Rabbi, se donnant désormais une figure christique, qui n’était pas sans rappeler les pasteurs des églises d’éveil.
Les vidéos de soi-disant défunts qui reviennent à la vie dans leur cercueil circulent fréquemment sur internet, font des millions de vues et sont partagées à tout vent. Elles émerveillent, éblouissent les foules en quête de rêves, de dépaysement, des foules qui n’ont pour seule bouée de sauvetage que leur espérance, cette foi qui ne repose bien évidemment que sur la ferme conviction que les lendemains seront meilleurs. Tout compte fait, la mise en scène du rituel de résurrection au stade omnisports n’était qu’un prélude, puisque Petit Pays le perfectionnera lors de son concert de 2016 au Trianon en France. Il entra sur scène dans un cercueil de bois verni, une croix lumineuse surplombant la scène, où apparaissait de temps en temps un homme crucifié. Il sortit du cercueil vêtu d’une soutane noire avec collerette blanche et sa première parole fut : « Alléluia ». On peut voir encore ici des clins d’œil à Madonna qui, en 2005, s’habilla en nonne pour la fête juive du Purim, tandis que son compagnon de l’époque, Guy Ritchie avait revêtu la soutane du pape. De même qu’en 2006, lors du Confessions Tour, elle mit en scène sa cruxifiction.
Tandis que chez Madonna la transgression est une attaque en règle contre les pouvoirs politiques, religieux, transgression qui signale une quête farouche de liberté, elle déclara notamment dans une célèbre interview de 1998 accordée au magazine français Le Nouvel Obs : « Mon corps est une arme. » Chez Petit Pays, le discours de la transgression disparaît lorsqu’il descend de scène. Il se présente alors comme un bon chrétien, terminant chacune de ses paroles par l’évocation du « Seigneur.» Lorsque des photos de lui en pleine orgie avec des jeunes filles dont certaines étaient mineures fuitèrent dans les réseaux sociaux, il opta pour le mensonge, déclarant qu’il s’agissait du tournage d’un clip. Alors que Madonna, publiquement, embrassa sur la bouche Britney Spears et Christina Aguilera, une autre façon d’affirmer sa liberté sexuelle. La transgression chez Petit Pays est donc un simple outil communicationnel. Toutefois, il faut reconnaître qu’il l’a maîtrise à la perfection, ce qui explique en partie son succès et sa longévité.
La réussite, lorsqu’on l’observe de loin, est souvent incompréhensible, y compris de ceux qui seraient les plus aptes à la comprendre. La réussite par exemple d’un musicien est incompréhensible pour d’autres musiciens, pourtant, en tant que musiciens, ils sont les plus outillés pour connaître les conditions sous lesquelles un musicien pourrait parvenir à la réussite. Devant ce flou tissé autour de la réussite, on invoque la sorcellerie et tout un ensemble de pratiques que l’on pourrait qualifier d’ésotériques. La réussite résulte donc de la violation d’un tabou. Sous d’autres cieux, on parlait de pactiser avec le diable.
Petit Pays n’a pas échappé à ce type de commentaires hâtifs et plutôt malintentionnés. C’est que l’opinion est habituée à des contres modèles qui, à coup de billets distribués ici et là, façonnent la perception de la réussite. Il devient presque évident de penser que pour réussir il faut tricher, voler, mentir, tuer, puisqu’autour de soi ce sont les tricheurs, les voleurs, les menteurs, les tueurs qui sont écoutés et vénérés. Seulement, l’œil ordinaire ne voit pas par exemple la manière habile dont l’artiste communique sur son art, il oublie très vite ce que ce dernier livre dans son art, ce qui est pourtant le point de départ de toute recherche sérieuse sur les causes de la réussite. Quand on se penche sur Petit Pays, que retient-on d’essentiel ?
Le caractère autobiographie de ses chansons. Il raconte littéralement les différentes étapes de sa vie et introduit de temps en temps des idées générales. On découvre à travers ses chansons qu’enfant, il n’avait pas de père ; il a grandi dans la pauvreté, élevé par sa mère ; son jeune frère Andy est décédé en bas âge ; il a émigré en France pour « chercher la vie » et a été rapatrié en 1986 avant d’y revenir en 1987, etc. Il a dressé au fil de ses albums le portrait d’un homme défavorisé par la vie, mais qui se bat pour réussir. Cette préoccupation rejoint celles de la majorité des Camerounais qui s’ingénient à s’extraire de la pauvreté. Les éléments autobiographiques qui foisonnent dans ses chansons leur donnent ce supplément d’âme qui saisit le cœur des mélomanes. Comment ne pas avoir de l’empathie pour cet homme lancé dans la traversée de la porte, cette aventure qu’eux-mêmes vivent au quotidien ?
La chanson dans laquelle Petit Pays exprime le mieux l’expérience de la traversée de la porte est Ndenga Longue, Les souffrances de la vie. Elle est parue en 1990 dans son album Trouver la vie, produit par Touré Jim’s Records d’Aladji Touré. Il chante, en langue duala :
« Wuma yena bato bese bà monga nò
Mba na poï tè ten
Na si monga
(…)
Tongo yena bato bèsè ba ma towa nò madiba
Mba na poï tè ten
Na si ma towa » (1)
Il se décrit dans une situation d’échec. Il est confronté à une épreuve, à savoir une porte à franchir que la plupart franchissent aisément. Pourtant, quand vient son tour, il est bloqué. Dans les mœurs camerounaises, le blocage peut être levé par un rituel. Pourtant, ce n’est pas à un rituel qu’il va recourir. Chez Dante, dans La divine comédie, c’est grâce à son maître, Virgile, qu’il franchit la porte de l’enfer. Chez Kafka, dans Le procès, l’homme n’a pas cette chance. Il arrive seul devant la porte qui lui est destinée sans le savoir et mourra sans jamais pénétrer à l’intérieur de la loi. Chez Petit Pays, comme chez Kafka, l’homme est seul quand il vient puiser l’eau du puits, quand il se présente devant la porte. Il est orphelin, son père ne peut pas faciliter sa traversée de la vie, il est pauvre, il n’a pas de maître pour lui tenir la main. Toutefois, contraire à celui de Kafka, l’homme chez Petit Pays a la conviction inébranlable que tout ce qui peut lui arriver de bien comme de mal dans la vie dépend de lui. Il n’appelle pas un Dieu tout puissant ou des saints devant l’épreuve. Non, puisqu’il sait que la clé qui ouvrira la porte se trouve en lui. Aussi, devant la porte fermée, il ne baisse pas les bras. Au contraire, il multiplie les tentatives jusqu’à réussir. En effet, qu’est-ce qui peut freiner un homme qui ne compte que sur lui-même pour s’en sortir ?
L’expérience de la porte rapportée dans Ndenga Longue, lorsque mise en parallèle avec celles de Dante ou de Kafka se distingue par la place qu’elle accorde à la conviction personnelle comme moteur de la vie et donc source de la réussite. L’homme seul, déclassé, démuni n’est toutefois pas vidé de la faculté de croire en lui, en ses propres forces. Cette conviction n’a pas besoin d’être démontrée. Elle est vérité dès l’instant où on la conçoit. Elle produit ses effets chez celui qui la nourrit comme un feu, que l’on alimente de temps en temps, afin qu’il continue de nous envelopper de sa chaleur protectrice.
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(1) La traduction en français de ces deux strophes est la suivante :
« Quand je viens dans un endroit où tout le monde survit, je ne parviens pas à survivre.(…)
Quand je viens puiser de l’eau dans le puits où tout le monde puise de l’eau, je ne parviens pas à puiser. »